Renaud P. Gaultier

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Le Design Thinking est-il soluble dans le bain public ?

Symptôme d’une société gestionnaire individualisée ou marqueur d’une absence assumée de politique publique, « la pensée design » est souvent présentée comme la meilleure solution actuelle aux problèmes du management. Etat des lieux critique.

Zygmunt Bauman nous a quitté et pourtant nous pourrions affirmer que nous vivons plus que jamais un temps de « modernité liquide », selon ses termes mêmes. Qu’est-ce à dire ? Nous connaîtrions le destin de sociétés hyper-individualisées, issues de la conjonction d’une bureaucratie totalisante et de technologies pervasives avec les revendications, quand ce ne sont pas les injonctions, à l’autonomie ou à la responsabilité individuelle. Une modernité seconde, donc, faisant fi des institutions ou des catégories usuelles de la politique ou de la sociologie. Effacement des corps constitués, dilution des catégories socio-professionnelles, crise de la représentation, la société doit muter, vite, comme pour épouser l’époque, comme les molécules d’un liquide dont le contenant ne cesse de changer de forme. Mais dont personne ne saurait définir les contours. C’est le temps des formules qui expriment un déterminisme qui serait centré sur la personne hors contexte, comme auto-agencement, auto-formation, auto-entrepreneur, automatisation de la production ou parcours individualisé de professionnalisation et de formation mais curieusement pas d’autogestion au programme. Et nous y voilà. Quid de l’organisation collective ?

Arrivée de Thomas Coville, Trophée Jules Verne du Tour du Monde en solitaire à la Voile, Brest le 25 décembre 2016. Nouveau record : 49j3h.

La réponse, globalisante dans un monde globalisé, serait dans le management. Manager (art – de - ménager ?) pour ne plus dire diriger, organiser ou gérer. C’est plus mou, sans arêtes contondantes, sans direction définie et sans projet. Une main invisible veille et maintient en surface ce monde flottant. Jusqu’à maintenant, les Sciences de Gestion, encore un peu jeunes vis à vis de leur grande sœur l’Economie, s’en tenaient aux théories de l’Agence et des Parties Prenantes. Mais le monde s’est agrandi, complexifié, est devenu imprédictible. Mieux, il s’est numérisé, ouvrant grand la porte à la multitude, les clients, les masses, les citoyens, les gens. Le manager, aujourd’hui un peu déboussolé devant tant d’incertitudes, ne sait plus à quel - saint - économiste se vouer. Alors il se raccroche à ses recettes. Imiter, pour ne pas tromper. Répéter, pour conjurer la peur. Nous avons déjà connu l’organisation scientifique du travail, les piliers de l’Excellence, la méthode Kanban, le Lean management, l’Océan Bleu, l’Entreprise Libérée, et caetera en attendant la prochaine collection de prêt à penser. En ces temps de transformation digitale, le dernier mantra à la mode nous vient de Harvard via Stanford , sans doute parce que la Californie c’est plus chic : le Design Thinking. Quand nous questionnons les origines de ce nouveau bidule « very hype », c’est flou. Nous pourrions remonter aux origines du Design, dans l’Europe centrale du milieu du XIXème siècle, en plein essor industriel et nous asseoir sur une chaise « Bistrot » de Michaël Thonet (1859). Il est utile de rappeler ici que le design est consubstantiel de l’industrie car il a pour mission de concevoir et fournir les modèles d’une production en série qui soit désirable par son style, fiable par les techniques employées et viable par l’économie de moyens utilisés. L’affaire n’est donc pas si récente, même si depuis, un certain nombre d’écoles ont vu le jour partout dans le monde, parmi lesquelles nous pourrions citer celle du « good design » de l’allemand contemporain Dieter Rams qui a non seulement conçu les produits Braun mais aussi et surtout influencé le très médiatique Jonathan Ives, designer des produits phares de Apple des années 2000, comme l’I-Phone ou l’I-Pad. Sur un plan conceptuel, est aussi souvent invoqué l’ouvrage « Les Sciences de l’Artificiel » de Herbert Simon (1969), pour justifier entre autres le fait que désormais une pensée nait de la technique et donc potentiellement d’un ensemble de pratiques réfléchies tel que le design. Depuis, une agence de design (IDEO) menée par un tandem étatsunien (Brown & Kelley) très entreprenant a, comme souvent dans le monde du conseil, théorisé sa démarche pour mieux la diffuser et la vendre, lui donnant même ses lettres de noblesse académique depuis les années 2000. Les cabinets anglo-saxons, ainsi concurrencés n’ont pas tardé à répliquer en ouvrant qui, un département, qui une filiale, dédiés au Design Thinking.

Réunion de projet DRiFTZ, UBO Open Factory, Brest le 23 septembre 2016.

Caractérisons si vous le voulez bien ce Design Thinking : si elle se veut une pensée, c’est d’abord une approche des problèmes orientée vers l’obtention et l’application de solutions. Héritière de la philosophie pragmatiste (John Dewey) sans le dire, elle insiste sur les représentations issues de l’expérience vécue et des apprentissages qui en résultent. Un tripode doit être posé pour évaluer les solutions cibles : désirabilité, fiabilité, viabilité (dfv). Il est alors beaucoup question d’approche empathique, nous dirions, nous les « vieux » européens, humaniste. Cela signifie que « l’utilisateur » est au cœur des préoccupations et que pour mieux le connaître il sera fait appel aux sciences humaines et sociales. Une fois défini un « usage », des réponses seront élaborées, maquettées et testées plusieurs fois jusqu’à ce que le compromis trouvé puisse s’installer sur son tripode (dfv). Fruit de la « co-conception », sinon de la « co-création », les usagers ont donc la possibilité de « co-construire » la solution de manière itérative. Est alors lancé le prototype. Tout est sujet, nous dit-on : produit, service, organisation, politique, tout. Vraiment ?

Revenons sur ce qui motive une telle approche et intéressons-nous ensuite à ce que recouvre sa sémantique. Il n’aura échappé à personne que l’argent se fait rare dans l’Etat Providence. Rationaliser, restructurer, décentraliser, redéfinir les services publics voire les privatiser, sont les mots d’ordre des politiques gestionnaires – pardon publiques - depuis une trentaine d’années. En France sont invoqués principalement le déficit, la dette et les changements réglementaires, autrement dit la contrainte habituellement imputée à l’Europe. Problème, si personne ne nie la nécessité de gagner en efficacité, voire en efficience, il est difficile de s’entendre sur qui doit porter l’effort. Dans une bureaucratie bien installée, c’est généralement l’usager qui s’y colle. Et si ce n’est pas un usager, c’est un administré, forme passive s’il en est. Jusqu’à présent, quand on souhaitait mettre en œuvre un plan conçu depuis la tête de l’Etat ou de l’Administration, on se contentait de mettre en place une consultation plus ou moins de pure forme. En cas de contestation, on faisait durer, on temporisait mais in fine, tout passait. Quelques Zones à Défendre plus tard, l’administration publique, compliquée de ses nouveaux étages territoriaux, se trouve de plus en plus souvent empêtrée dans des situations bloquées de longue durée. Le dirigisme républicain, appuyé sur une technostructure bureaucratique stratifiée, peine aujourd’hui à engager des projets de transformation d’envergure. Les chantiers du TGV, des télécoms, du nucléaire, des autoroutes sont apparemment derrière nous. Les plans successifs de réorganisation des universités sur un plan territorial aboutissent à des hydres souvent ingérables. Construire un aéroport ou un barrage devient impossible.

Université Bretagne Occidentale, bâtiment Victor Ségalen, Brest, décembre 2016.

Et si nous prenions acte que la société a changé et que l’individu a conquis des droits nouveaux ? Il se revendique davantage comme partie prenante en tant que telle, sans passer par ses représentants élus, politiques ou syndicaux. Au gré des actions en justice, les collectifs se font et se défont, la société moderne est désormais liquide, souvenons-nous. Si les groupes sociaux sont constitués aujourd’hui d’appartenances multiples et hétérogènes, le temps est fragmenté, lui aussi, ce qui pose des problèmes d’accessibilité et de lisibilité de l’action publique. Les gestionnaires des services publics ont pris conscience que leurs équivalents du secteur privé avaient déjà rencontré des problèmes similaires. Tout simplement parce que le citoyen-usager est aussi un consommateur, devenu versatile, exigeant, infidèle et souvent imprévisible. Parce que cela questionne la notion même de service vis à vis de ses publics. Par analogie, le recours au Design Thinking, invité à proposer des « expériences utilisateurs co-construites », s’est donc peu à peu imposé aux Etats-Unis, dans les pays scandinaves ensuite, en France maintenant. La numérisation a alors tout accéléré : l’occasion était trop belle de bousculer les processus rigides pour y substituer des parcours individualisés, 24h/24, 7j/7. Et donc de restructurer. Et de licencier. Prix des matières premières, coût de la main d’œuvre et automatisation ont eu raison de l’industrie de produits manufacturés, la numérisation a déjà touché des industries de service dont la mort est quasi programmée. Et les services publics dans tout cela ? Le Design Thinking est-il autre chose qu’un prétexte à une réduction d’effectifs ?

En théorie, oui, bien sûr. Dans la réalité, la motivation « design to cost » n’est jamais absente. Tout d’abord parce que le destinataire final d’une proposition de services est à la fois une finalité et un souci partagé par toute une chaîne d’intervenants aux métiers différents. Et qu’il nécessite une réflexion et une refonte de ces mêmes services, et parfois l’invention de nouveaux. Prenons l’hôpital de jour, inventé en premier lieu pour des raisons budgétaires mais qui, dans un contexte de technicisation, a changé la relation au patient, qui devient plus engagé dans son processus de soins, plus exigeant aussi. Par exemple, la continuation des soins par des personnels médicaux en ville et au moyen d’objets connectés modifie profondément le vécu du malade qui n’est plus seulement un patient passif ou un ayant-droit mais un acteur mobilisé pour sa santé. Un sujet également suivi et contrôlé dans sa sphère privée sinon intime, ce qui pose d’autres questions de droit. Tout comme est transformé au quotidien le vécu professionnel des équipes dédiées, leurs méthodes, leurs outils, leur formation initiale et continue ou leur économie, c'est à dire tout ce qui aboutit à un changement en profondeur des relations sociales.

Accueil des étudiants, UBO, Brest, décembre 2016.

Dans l’enseignement supérieur, la course au classement de Shanghai a poussé au regroupement des établissements, déclenchant des batailles d’égos sur fond de chapelles scientifiques et idéologiques. Or rarement ont été évoquées les conditions d’accueil des étudiants et la pédagogie des enseignants-chercheurs. Quand nous regardons de plus près, les Universités qui, au delà de l’assemblage bureaucratique complexe, mènent une fusion autour de projets concrets centrés sur l’expérience « utilisateur » de l’étudiant, de l’enseignant-chercheur et du citoyen, font progresser et réussir la réalisation de leurs missions d’enseignement, de recherche et de diffusion. L’expansion de l’enseignement numérique va, nous le savons, terminer de bouleverser la relation professeur-élève autour de nouvelles pédagogies. Or, sans une véritable réflexion sur le parcours de connaissances et d’apprentissages, le numérique se réduira à des gadgets vite obsolètes. Il est donc plus que jamais nécessaire d’associer les acteurs eux-mêmes aux changements qui les concernent. C’est la fin relative du travail prescrit, c’est l’aube de l’innovation ordinaire et continue. Ainsi, dans ce que les gestionnaires nomment « chaîne de valeur », les usagers sont multiples et divers, à chaque moment de la production du service, qu’ils soient fonctionnaires, salariés ou prestataires externes. Le Design Thinking, en associant les co-producteurs, peut alors faire émerger des solutions inédites, et à ce titre la littérature du design regorge d’exemples.

Présentation des projets citoyens, Science Hack Day, Brest, 27 novembre 2016

Il n’aura évidemment échappé à personne que cette nouvelle responsabilité et cette participation volontaire de l’usager vise à réduire les coûts, comme cela se passe déjà depuis longtemps dans le commerce de meubles préfabriqués, la restauration self service ou le transport aérien. Mais aussi que cela va nécessairement influer sur la culture même de l’organisation qui est amenée à se recentrer sur ses missions premières et donc celles de ses personnels. Car, et la sémantique du Design Thinking le démontre, il est avant tout question d’utilité réelle pour les bénéficiaires des services ainsi renouvelés : gain d’argent, de temps, d’efficacité, de qualité, de proximité.

Le Design Thinking, au delà de l’effet de mode, est donc bien une approche concrète de la conduite du changement et de l’innovation dans les organisations. Empathique par nature, elle requiert des responsables disposant de vraies qualités de management, autrement dit de mobilisation des acteurs et des moyens. Aplatir les pyramides hiérarchiques, impliquer dans un projet des compétences complémentaires et des personnalités diverses, intégrer des facteurs clés jusqu’ici négligés car trop extérieurs à la structure existante demande des pilotes talentueux et expérimentés. Sans esprit de corps ou de chapelle. Sans préjugés techniques ou idéologiques trop marqués. Car enfin, ce que le Design Thinking vient questionner au cœur des services publics est bien aujourd’hui le rôle attendu du citoyen dans la cité, les modalités de sa participation et le dispositif socio-technique et administratif que la collectivité peut mettre en place. En associant, et les opérateurs de la fonction publique, et les citoyens-usagers des services, le Design Thinking modifie la relation à la République, qui devient de fait plus démocratique. Il ne s'agit pas ici de liquider la notion d'espace commun, mais de rendre plus fluide son organisation. Bien davantage qu’un changement de posture, un changement de culture, donc.

Pour la revue "Parole Publique" n°15-16 à paraître, Renaud Gaultier, janvier 2017.

Vue du téléphérique, Brest, 6 janvier 2017.

Liens :

https://hbr.org/video/4443548301001/the-explainer-design-thinking

http://dschool.stanford.edu

http://www.dschool.fr

http://www.lescahiersdelinnovation.com/2016/02/qu-est-ce-que-le-design-thinking/

https://www.ideo.com/eu

http://www.la27eregion.fr

http://www.nova7.fr

Ouvrages et Documents :

Tim Brown (2010, réed. 2014) « L'Esprit design: Comment le design thinking change l'entreprise et la stratégie », Pearson

HBR : https://hbr.org/2008/06/design-thinking