Renaud P. Gaultier

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Tomas Saraceno, brigade légère (arachnography is in the air)

Tomas Saraceno, Palais de Tokyo à Paris du 17 octobre au 6 janvier 2018.

Fort d’une carte blanche, l’artiste originaire d’Argentine installe ses travaux au Palais de Tokyo à Paris du 17 octobre au 6 janvier 2018. Entre flottements, obscurités et éblouissements, l’artiste tisse une toile en trois dimensions particulièrement expansives, les réseaux envahissent l’espace tracent un habitat filaire et parfois atterrissent, graphies soyeuses et délicates, sur la feuille posée au sol. Spectaculaire, certes, mais encore ?

L’impression première est saisissante tant la mise en scène - Saracenographie, oui osons le ! (sic) - est efficace. Une alternance de salles blanches et noires, des lumières précises, les plexiglas omniprésents, tout une savante construction qui prolifère dans un Palais de Tokyo sublimé. Il est d’ailleurs plaisant de constater que le métier de scénographe d’installations est désormais acquis par cette institution, car ce ne fut pas toujours le cas.

Je l’ai visitée un dimanche après-midi, vite rattrapé par la foule, les couples incertains, les familles recomposées et les enfants joueurs. C’est peut-être là que réside l’intérêt de cette exposition : la mise en abyme des humains et des non-humains, nos incompréhensions du vivant et nos réassurances dans la familiarité physique. Des gardiens sont préposés à éviter que les mains viennent toucher les toiles des araignées au travail, ne bousculent les ballons en suspension, ne gênent le stylo à particule fine qui dessine des courants d’air au raz du sol.

Il est partout fait état de cet “Aérocène” qui vient concurrencer selon Saraceno notre vision par trop étriquée du temps présent, cet Anthropocène si déjà vu. Alors il convoque, empile et dispose les dispositifs en réseau arachnéens, les textiles et les trames jusqu’aux plus célestes. Ou plutôt il les met en boîte, black cube, white cube, plexi cube, plexi frame, toute la gamme. Et il nous dit que nous sommes reliés. Cette gigantesque expérience “immersive” qui se vit en un dédale de parcours dessus dessous nous montre et démontre nos interdépendances aux vivants non-humains mais pas seulement : au cosmos, figuré par la traduction sonore de vents solaires et d’ondes radios. Fort bien. Et puis cet air devient surchauffé, et des aérostiers jeunes et élégants larguent des sondes depuis un désert de sel, tels des misfits rajeunis, vibrants d’enthousiasme sur notre planète asséchée. Formidable. Tout doit vibrer, tout est corde cosmique, tout. Tout est planète, éclipse, réseau tissé en 3D, pitons dans le mur et fils tendus. Tout.

L’auteur ? JE sont les araignées, les ondes, les échos des étoiles disparues, les radio-fréquences planétaires, nous, nos mouvements, nos bruits, savamment combinés en une symphonie algorithmique dont ne subsistent que quelques traces, mises en lumière à la façon d’un cabinet de curiosités. Un statut d’auteur modifié façon Deleuze et Guattari, mille toiles tissées en une curation, pour célébrer le retour de l’hypertextualité dans l’espace physique.

L’argument fait alors écho au geste solitaire de Zao Wou-Ki installé en face, au MAM. Là, l’auteur reçoit tout, retient beaucoup et traduit ce qu’il peut sinon ce qu’il veut; ici, l’agencement procède de la combinaison calculée des contraintes en un protocole fabriqué. La main versus le logiciel, l’interaction se substitue à la relation. La mort qui hante l’individu contre la sixième extinction. Changement d’époque. Et c’est très bien fait. Très complexe et très logique aussi.

Et donc ?

C’est très beau. Et très froid. Percept ? OK. Concept ? euh, presque OK. Affect ? Pas OK. Désolé. Alors je regarde et j’écoute les gens déambuler, faire la queue des attractions, entre Palais de la Découverte et Foire du Trône sélect. Je ne conteste pas la pertinence du choix de la métaphore de l’araignée. Chacun a eu à faire à ce si sympathique petit voisin sinon squatteur parfois indésirable jusqu’à la phobie. Le thème a même traversé l’histoire de l’art récent, Louise Bourgeois, Chiharu Shiota, entre autres. Cela nous le rend familier et permet à Saraceno de le pousser jusqu’à l’urbanité humaine. Il est vrai qu’internet nous a amené les logiques extensives du “web”. Il est tentant de le rendre tangible. Et de lui ajouter la mise en relation avec les non-humains, animaux, végétaux, minéraux, selon leurs temporalité propres. Un référentiel scientifique pour ancrer la chose et l’affaire est conclue. Une salle de contrôle, avec force écrans pour traduire l’interdépendance des systèmes, vient d’ailleurs parachever le cheminement.

Art militant ? Illustration par l’expérience vécue ? Esthétique para scientifique ? Passé le premier effet - bluff, wow, respect -, je cherche encore, comme Tintin dans l’Etoile Mystérieuse, à savoir si cette araignée figure la résurgence actuelle d’un pouvoir noir sur le monde, confirmant ainsi les prophéties de fin du monde du terrifiant professeur Philippulus, ou si cet hôte velu n’a pas simplement tendance à envahir la lentille de notre télescope. Artivisme ou Millénarisme contemporain ? Assurément un show sublime, sensoriel et munificent.

“Carte blanche à Tomas Saraceno”, Palais, le magazine du Palais de Tokyo, Paris 2018.

Bruno Latour, “Où atterrir ?”, La Découverte, Paris 2017.

Hergé, “Tintin et l’Etoile mystérieuse”, Casterman, Bruxelles 1942