Renaud P. Gaultier

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Francis Bacon, H.U.B.R.I.S. et orbi

“Bacon en toutes lettres”, exposition Centre Pompidou, 11 Septembre 2019 - 20 janvier 2020.

Voulue et montée par le commissaire d’exposition* - sic -, Didier Ottinger, l’exposition du maître de Dublin se veut littéraire, annonçant “Bacon en toutes lettres”. Certains se sont épanchés ici et là, la trouvant décevante et difficile d’accès. Correction sans coquille a priori.

Avoir la possibilité de contempler une fois encore un bel échantillon d’œuvres d’un tel géant est déjà une chance. L’accrochage est minimal, mais, malgré la foule, le recul est suffisant pour apprécier les triptyques dans toute leur ampleur. Au gré du parcours muséal, des boites proposent de s’asseoir dans une pénombre paisible sur des canapés sommaires pour écouter des textes complexes et sensibles. Je ferai part ici de deux regards, l’un sur la sensation immédiate, l’autre après lecture du catalogue.

Je vis là l’écorché des pensées d’un homme du XXème siècle, qui commença à peindre avant l’horreur de la deuxième guerre mondiale, membre d’une famille de coloniaux émigrés en Rhodésie, autodidacte et cela reste à souligner. Un homme tourmenté par ses amours homosexuelles au temps de la proscription, buveur et bagarreur, qui devait se confronter à la réalité par la sensation crue, dans sa chair même. Chaque toile est un espace en soi, d’où l’informe jaillit pour atteindre un semblant de figure humaine, contrarié dans un mouvement que rien ne peut figer, pas même l’huile appliquée nettement, sans relief. Les perspectives ouvrent en creux, ou plutôt en gouffre, cavernes obscures derrière une porte, qui absorbent des scènes terribles, dans la familiarité d’un intérieur bourgeois. Comme un cirque intime, qui fait écho à nos âmes qui refoulent le tragique dans des recoins qui se refusent à la vue et là, suspendus à des structures de fils et d’à plats, des monstres s’imposent, sans honte ni rémission, sans solution, implacables. Les accords des couleurs, si “british'“, des roses, des oranges et des verts, parfois un bleu électrique, les contours par les ombres judicieusement posées facilitent le redressement de cette réalité devant nous, sans échappatoire possible.

Après lecture du catalogue, qui explicite les relations avec les textes qui auraient inspiré Bacon, nous pourrions nous dire que cela n’était pas si utile, que cette démarche relève d’un plaisir érudit. Car effectivement, soutenu par trois écrivains contemporains, Bataille, Eliot et Leiris, et enrichi de sa connaissance profonde des drames d’Eschyle, de la philosophie de Nietzsche comme de son goût pour “l’au delà des ténèbres” de Conrad, le parti pris d’exposition pourrait prendre un éclairage autre. Certes. Les citations de l’Orestie, la présence d’un sphinx et de son boiteux d’Œdipe, les corps de son amant Dyer qui agonise sur sa cuvette font état d’une route loin des diktats des abstraits ou des pops de son époque. Bacon lit beaucoup, et alors il peint ? Pas si sûr. Pour qu’un homme s’affranchisse à ce point, il est d’abord question de peinture. Nourrie de références, sans s’inquiéter de savoir si elles sont correctes ou si elles disent la réalité triviale du moment. car il peint l’Homme sous la culture, précisément, chirurgicalement quand son homologue contemporain Lucian Freud s’arrête à une psyché magnifiquement mise à nu. La “sublimation” par Bacon est la traduction sophistiquée d’une sensation première, celle d’un Orphée inconsolable mais fort, sûr de la puissance de son trait, au retour toujours recommencé d’un enfer en soi, l’extériorité comme décor subi et qui, inexorablement, se replie sur la bête traquée, qui alors se retourne et fait face, dans une vision ultime et une douleur absolue.

Mais, sans recours à la littérature, à la vue des monuments picturaux de Bacon nous accédions déjà à ce viol en nous-mêmes, cette transgression d’avant la morale, d’avant la pitié. Si le peintre majeur s’est ainsi obstiné à réfuter tout lien explicite avec les écrits qui l’ont nourri, c’est bien parce qu’il ose une peinture à la recherche de “l’immaculé”, la vérité crue de l’expérience humaine, la sienne, la nôtre. Bacon n’écrit pas, il peint, totalement.


  • il y a toujours un côté police de la pensée du temps dans le “commissariat d’exposition”. Une couche de vernis supplémentaire bien souvent empêche la lumière.

Catalogue :

“Bacon en toutes lettres”, sous la direction de Didier Ottinger, Editions du Centre Pompidou, Paris 2019.