Renaud P. Gaultier

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Hammershoi, ce que cèle le vide

Une exposition bienvenue se tient au Musée Jacquemart-André : une large sélection des œuvres du maître danois Wilhelm Hammershoi (1864-1916) y est présentée dans un lieu qui en souligne les paradoxes. L’occasion d’explorer la possibilité de varier les points de vue sur une filiation picturale qui nous est, nous les tenants des révolutions et des écoles tapageuses, définitivement étrangère.

Cette peinture de l’espace intime est ici accrochée dans des réduits à l’étage d’un immense hôtel particulier sans âme, triste enfilade de pièces lourdement chargées par des collectionneurs fiers d’appartenir à ce siècle d’une bourgeoisie certes cultivée mais terriblement ennuyeuse.

Le nez parfois collé à la toile, il devient alors évident de constater la finesse extrême avec laquelle le peintre décrit les nuances d’une palette voilée de gris et de blancs. Quelques pas de recul dans la cohue et le silence se fait, quand on lit une composition rigoureuse, faite de répétitions de motifs, d’agencements de volumes géométriques et de lignes soulignées, de cadres qui s’emboitent et ouvrent vers des pièces qui conservent alors un mystère singulier. Il en ressort une atmosphère, au sens premier et second du terme, car il y est peint un air intérieur que la lumière blafarde anime, et un moment suspendu dans un mouvement lentement tenu, aux vibrations comme apaisées. Ici pas de soleils éclatants, de fièvres ni de cris, pas d’accents ni de cernes appuyés, encore moins de tumultes propres aux scènes de genre de l’époque, les couleurs s’évanouissent et la touche est infime, la lumière longue oscille doucement sur un plan, un mur, un meuble aux formes simples, les excès sont bannis et les débords contenus. Mais ce travail rigoureux n’est pas exempt d’audace. Dans “Intérieur avec une femme debout”, le premier plan est scindé par le profil de la porte, champ de lumière qui accentue par sa présence inédite une perspective qui se termine par une autre porte, fermée celle-là. De quoi commenter et imaginer à l’infini.

Certains y ont vu la description d’un mode de vie tourné vers l’intérieur, le “hygge”, ce bonheur domestique propre aux scandinaves. Personnellement, j’en douterai. Depuis ses paysages jusqu’aux scènes d’intérieur, Hammershoi réunit à mon sens de quoi composer une image mentale de sa vie intérieure, la camera obscure de sa psyché. D’ailleurs il multiplie les effets de reflets, sur une table d’acajou, un miroir, un poêle. Il réplique et juxtapose les figures, les arbres, les nuages, les cadres au mur, les pieds de meubles, les boiseries, tout se déploie comme une pièce de Satie, simple, rythmée et continue. La subtilité de sa lumière nous renvoie aux maîtres du XVIIème européen, Vermeer en tête. Une voilette ou un tablier est une irruption intense, faite pour amener et retenir la lumière dans un intérieur que la nuit assiège des mois durant. Le corps, à la limité de la réification, n’est pas une jubilation solaire mais une mélancolie tenue à distance, qui laisse voir un désir réprimé jusqu’à l’absence. Wilhelm Hammershoi colore les gris de rose et de jaune, de bleus et de bruns, assourdis mais jamais pesants, conférant à la toile une présence irréelle, presque lunaire.

D’autres y ont vu une préfiguration de l’abstraction, avant Mondrian. Restons raisonnables, il est surtout peint ici le dépouillement, une vie dans la clôture de l’esprit, comme pourrait le produire le moine en sa cellule, quand le fracas du monde s’arrête à la fenêtre et que le vide se fait en soi. Une joie pourrait alors nous gagner, quand l’espace lui est réservé, avec tant de finesse et de connaissance de la vie de l’esprit, par un artiste unique, situé pour toujours sur les rives du temps.

Musée jacquemart-André 2019, “Hammershoi, le maître de la peinture danoise”, Paris, Jean-Loup Champion et Pierre Curie, commissaires de l’exposition.