Je me posai des questions concernant la notion d'expérience de pensée, telle que peut la pratiquer un mathématicien ou un astrophysicien et son équivalent dans l'art. Sans m'intéresser dans ce cas aux dadas et autres propositions surréalistes ou tout simplement loufoques. Car si elles témoignent de hasards provoqués et ouvrent le champ des possibilités créatives, elles n'abordent pas réellement la façon de répondre à la quête d'une cosa mentale transposable dans la réalité tangible. Et je pensai à cette série des Ateliers de Braque, cette singularité picturale riche de tous les approfondissements théoriques de son auteur.
Quand Georges Braque se livre dans les années quarante et cinquante à la série des Ateliers, il n'a plus rien à prouver. Au moment où d'autres cèdent à une gloire méritée et reproduisent, il continue de chercher et s'interroge : "j'ai fait une très grande découverte - je ne crois plus à rien. Les objets n'existent pas pour moi, sauf qu'il y a un rapport harmonieux entre eux, et aussi entre eux et moi. Quand on arrive à cette harmonie, on arrive à une espèce de néant intellectuel. Comme ça tout devient possible, tout devient apte, et la vie est une éternelle révélation. Ça c'est la vraie poésie." (Juin 1955, entretiens avec John Richardson, L'Oeil et Burlington Magazine). Il va jusqu'à écrire dans son cahier : "oublions les choses et ne considérons que les rapports" et "il ne s'agit plus de métaphore mais de métamorphose".
Pour André Chastel qui lui rend hommage en 1964, "le cycle est bien une conclusion : il résume la vocation de l'artiste comme l'approfondissement du seul acte de peindre, et plus précisément encore la glorification de l'attitude libératrice créée par l'attente de l'inspiration, ou encore comme l'évocation grandiose de la peinture comme sa propre et suffisante exaltation." Plus loin, "cette célébration revient à dire que l'acte de peindre exprime et contient le moment supérieur d'une vie, qu'il assure même et surtout comme promesse, la densité de l'existence et peut-être même sa dignité." Et enfin "faire paraître sa propre attente, c'est à dire amorcer un échange entre le haut et la bas, entre l'être et l'absence, qui est la dimension poétique dernière, comme Reverdy, l'ami vigilant de Braque, l'a solennellement expliqué".
Aujourd'hui, il nous est permis d'ajouter à cette lecture de l'œuvre une dimension relative aux mécanismes de la perception et de la cognition. Représenter l'Atelier serait alors traduire depuis une composition physique un espace mental nécessairement profus, déconstruit et rebâti sans cesse, depuis les choses réalisées et avec les choses souhaitées, dans leur rapport entre elles et non selon leur seule autonomie d'objet. Il entrelace alors plus qu'il ne juxtapose désormais. A l'atelier intériorisé, ô combien cérébral, du peintre relevé d'entre les morts du champ de bataille et trépané en 1915, vient se confronter le lieu intensément physique d'une présence au monde dans la clôture et l'encombrement. Il en résulte des compositions qui mettent en abîmes le peintre, ses outils, toiles, palettes, brosses et chevalets, avec des masses, des superpositions et des transparences et parfois cet oiseau traversant, de droite à gauche, à tire d'aile. Apparait alors l'heuristique d'une carte cognitive faite de figures réduites au presque signe mais encore objets-matières, ustensiles d'une réflexion qui distingue la réalité sur ce fond noir spécifique à Braque, comme sur un écran, pour délivrer une analyse rétro-éclairée en quelque sorte. Le moment d'une pensée synthétique comme vécue en suspens.
Références
Karen K. Butler, "Georges Braque, l'espace réinventé", Prisma 2013.
Alex Danchev, "Georges Braque, le défi silencieux", Penguin 2005, Hazan 2013.
Brigitte Léal, "Braque", Editions du Centre Pompidou 2013.
Jean Leymarie, "Braque Les Ateliers", Edisud 1995.
Toujours ce rapport aux choses et à leur usage, à leurs fins utiles.