Selon un dispositif désormais bien rodé chez les gestionnaires du patrimoine, le plasticien Xavier Veilhan a investi la collégiale Saint Martin à Angers pour y présenter ses figures “polyèdres” issues du traitement en logiciel 3D qu’il affectionne. Heureuse surprise, l’exercice n’est pas vain, loin de là.
Le travail qui consiste à synthétiser une figure jusqu’à ce qu’elle se résume à un élégant assemblage de polyèdres pourrait sembler facile, comme de jouer d’une fonction d’un logiciel après passage au scanner 3D. Il n’en est rien. Il se substitue au talent du dessinateur pour donner les éléments qui permettent d’en évoquer la personnalité, de celles que l’on croit connaître. Un sentiment familier, une proximité évidente s’installe, comme l’illustration de la théorie de la prégnance des formes, avec une figure comme “essentialisée”… Tout réside dans le réglage de la simplification, au degré près. Mais cela est déjà connu et là n’est pas la force de cette exposition.
Xavier Veilhan confronte ses figures anthropomorphiques aux sculptures de la collection rassemblée dans la Collégiale, du médiéval au baroque, et facilite la correspondance par une scénographie habile, encastrant ici les socles des sculptures anciennes, disposant là des parrallépipèdes de carton et de bois naturel, quand d’autres sont rehaussés de blanc, pour y placer les siennes tels des stylites juchés à des hauteurs et dans des tailles variées et selon une circulation qui joue de l’espace avec une grande pertinence. Il s’approprie non seulement la totalité de la nef et des bas-côtés mais aussi, à la croisée, sous le transept roman, il suspend un assemblage de boites en carton, et au terme de l’axe, dans le chœur gothique, au ras du sol, un écran d’ampoules éblouissantes, traversé par des ombres, comme des nuages qui filtreraient un soleil électrique et insoutenable.
Individuellement, ces figures ont un intérêt limité, comme celles qu’il réalise à la commande pour meubler les parvis des sièges sociaux ou des centres de congrès. Ici, dans leur changement d’échelles et leur dialogue avec les figures saintes du passé, elles nous racontent notre époque plus sûrement qu’un éditorial de magazine. Elles nous disent notre rapport à notre humanité, notre banalité triomphante, mains dans les poches, sûrs de nous, de notre technologie et de notre opulence. Les saints semblent alors pris dans l’angoisse d’être, quand leurs voisins de plastique racontent leur prétention de savoir et de tout avoir. Il a donc fallu boucher la verticale du transept par des boites vides, sans doute pour masquer l’appel à une élévation de l’esprit, fermer notre perspective et nous brûler la rétine par un éclairage incandescent, pour nous ôter l’aspiration à l’invisible et lui substituer nos lumières terre à terre. Une statue scannée - un Christ ? - numérisée puis “imprimée” en 3D est présentée là, avec les alvéoles pour témoigner du procédé, comme pour affirmer le caractère reproductible de l’icône et le vider de sa substance. Las, le moule baroque ramène la persistance d’une forme de vie, là, posée presque à même le sol, quand les totems biseautés accentuent leur immobilité sous les voûtes de pierre, du haut de leur pile de carton kraft. Toutes les échelles de notre humanité coexistent ici dans une même interrogation, à la recherche de la juste mesure, à l’aune des saints légendaires. Plus que pierre ? Oui, il ne reste plus ici-bas que Pierre, cet homme autre nous-mêmes, qui, porteur d’une clef trop lourde pour lui, a renié par trois fois ses aspirations divines, tant il était rivé au socle de ses certitudes terrestres.
Alors, peu à peu, j’ai ressenti comme un écho, qui annoncerait la fin d’un cycle entamé à la Renaissance, quand l’Ecole d’Athènes et l’Adoration du Saint Sacrement de Raphaël signalaient le début de l’humanisme technicien et la fin des temps spirituels en Occident. La matérialité triviale des figures de Veilhan, augmentée de la déambulation assourdie des visiteurs parmi les boites, m’a ramené à ce silence des ruines, quand empiler ne suffit plus, et que notre imaginaire n’est plus peuplé que des fantômes des crises passées, dans l’illusion d’un confort dont rien ne devrait laisser penser qu’il puisse durer. Les facettes des figures de Veilhan sont autant de miroirs brisés, répliques de nos existences mises en morceaux, en quête d’une unité que peut-être seul l’art et la visite d’un certain patrimoine pourrait nous aider à retrouver. Un chemin de vanité, à rebours de nos vies ?