“Le despotisme, qui de nature est craintif, voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa durée, et il met d’ordinaire tous ses soins à les isoler.” Alexis de Tocqueville*****, “De la démocratie en Amérique”, 1835-1840.
Les tenants du néo-libéralisme triomphant ont facilement banni de leurs réflexions le versant politique au profit de la seule dérégulation économique à l’échelle mondiale. Au moment où les affaires reprennent, et quand les experts s’interrogent sur le profil de la reprise attendue, en U, V, W ou bien I ou L, il devient nécessaire de tenter une variation sur les cadrages et les points de vue. Librement, cela va de soi.
Nous aimons à considérer la flèche du temps comme une progression vers un futur radieux. Les lois de la perspective nées à la Renaissance nous aident à formaliser des images, un avant l’après, un proche devant le lointain. Le vingtième siècle achevé, cette idée du progrès a été fortement remise en question. Les avancées techniques n’apporteraient pas seulement des améliorations à la vie de tous mais des inconvénients qui deviendraient insupportables à mesure que les problèmes qu’ils posent ne trouvent pas de solution. Alors, il est convenu, souvent dans un consensus aveugle, de reporter l’étude de la solution à demain. La crise du Covid-19 nous oblige à considérer ce qui s’ouvre devant nous, dans un déconfinement intellectuel qui s’annonce ardu. Essai.
La fuite en avant ou tentation du pire. Sont-ils nombreux ces fanatiques du transhumanisme*, pour nous promettre que le Big Data et l’hyper computation de nos existences nous amèneront le bonheur sur terre et la vie quasi éternelle. D’autres se joignent à eux pour dénoncer toute entrave au plaisir de consommer, polluer, conquérir et ravager ce que bon leur semble, car pour un baby boomer bien pensant, il est interdit d’interdire, surtout de jouir aux dépens des autres. Au sortir d’une crise, beaucoup ont à perdre, argent, pouvoir et réputation, il est certain qu’ils trouveront dans ces groupes de pression omniprésents des soutiens intéressés. Ils craignent que la loi et dans nos démocraties, l’opinion publique, freinent leurs affaires et réglementent les pratiques, et s’empressent de vite crier à l’obscurantisme et pourquoi pas au malthusianisme. Or des milliards de personnes ont été terrorisées par la peur du virus : un siècle après la première attaque de masse contre notre environnement, le gaz moutarde sur les bords de l’Ypre**, nous voilà dans la crainte de respirer le même air que nos concitoyens, tous innocents coupables de diffuser un aérosol potentiellement mortel. Nous proscrivions le hidjab pour des raisons de civisme laïque, nous punirons l’absence de masque pour raisons sanitaires. XXIème siècle, l’ère du masque, ou dirions-nous, l’air du masque, filtré, percolé, empêché.
Car il est bien question ici d’asphyxie. La saturation de l’espace public par des informations à jet continu et sans contradiction, d’injonctions paradoxales propres à désorienter tout un chacun sinon rendre fou, la multiplication des polices jusqu’à créer maintenant des brigades sanitaires nous alertent sur la montée des périls en cours : cette dystopie de la société du contrôle, annoncée par Foucault puis Deleuze, se matérialise sous nous yeux. Il ne suffisait plus de reléguer dans des cités insanes les pauvres et les ethnies minoritaires pour ensuite conduire les éléments les plus agités en prison, de leur dédier une milice d’Etat, pour maîtriser ce qu’il est convenu d’appeler selon la sémantique dédiée, une surpopulation. Il fallait mieux, et oh miracle de la technologie, nous l’avons trouvé, ou plutôt nos amis si démocratiques d’Asie du Sud-Est l’ont mis en place : le “tracking” généralisé, dispositif ubiquitaire assisté par la carte de crédit, le téléphone portable, la reconnaissance faciale, le drone et le satellite. Un premier signe est rendu visible par le port obligatoire du masque détectable par vidéo-surveillance. Il est sidérant d’écouter un sénateur*** issus des rangs de la droite dite modérée appeler de ses vœux l’adoption d’un dispositif de surveillance et de coercition partout et en tous lieux. Ce délire sécuritaire se complète actuellement par l’usage de chiens dressés à détecter les porteurs de la maladie en pleine rue : la brigade sanitaire se veut cynophile. Ce n’est pas la première fois que le sanitaire se lie avec le sécuritaire : protéger, tester, isoler, tout un programme. Des porteurs d’un virus mal connu nous pourrions passer à de mauvais payeurs, des petits délinquants ou des sans-papiers pour aboutir pourquoi pas aux opposants politiques. Des soit-disants libéraux rejoignent alors la longue et séculaire cohorte des léninistes, nationaux-socialistes, pétainistes et autres maoïstes de sinistre mémoire. Car il faut tenir les masses voyez-vous, et nous sommes déjà 7,7 milliards d’humains sur terre et puis Elon Musk n’a pas encore construit l’arche de Noé (No Way) pour nous évacuer de cet enfer. Il parait qu’il n’y aura que cent places et qu’elles seront vendues aux enchères, d’ici là elles sont déjà cotées en bourse. Pendant ce temps, la maille du filet satellitaire se déploie selon un plan serré, chaîne et trame, sans les boulets aux pieds. Alors, dans un camp sans barbelés, mais scrupuleusement data-vidéo-surveillés, avec internet 5G pour mieux nous interner, nous vivrons heureux et jouirons sans entraves. Youpi.
La tentation de la violence. Le plus sûr moyen d’ajourner toute possibilité de changement est certainement d’entamer un couplet révolutionnaire pour jeter “les masses” dans la rue à l’assaut des “bourgeois”. Nos régimes sont déjà suffisamment policiers et militarisés pour dissuader toute velléité de transformation brutale. Les circonstances extérieures l’imposeront d’elles mêmes, le processus a déjà commencé. Les consciences se sont ouvertes à la question climatique, les tensions sociales s’exacerbent chaque jour, seule une caste dépassée par les enjeux qui se présentent aujourd’hui s’obstine à infantiliser les citoyens. Quand le fruit est mûr, il suffit d’une légère brise pour le faire tomber. A nous de préparer la relève.
La tentation du repli sur sa sphère intime. Le confinement a eu au moins ce mérite : stigmatiser les non sens de nos vies. Nous pourrions chercher à nous échapper et laisser ce monde se débrouiller au loin avec ce chaos sans fin. Les plus aisés iront trouver la maison de leurs rêves, les autres une roulotte “into the wild”. Pourquoi pas. Mais vivre n’est pas une activité ayant pour décor une villégiature de catalogue. Une existence sans autrui s’appauvrit dans un fantasme et s’étiole dans une acédie sans fin. La société caractérise l’être humain, elle est parfois son risque mais aussi une faculté d’enrichir le monde de sa présence au monde.
De l’air, pitié de l’air. Non, quoi qu’en disent fainéants et intellectuels paresseux de tous bords, la pollution n’est pas un mal nécessaire mais un compromis acceptable et soutenable encore à trouver. Encore faut-il le chercher. Notre mode de vie drogué à la dette et au carbone n’est pas non plus une fatalité. C’est affaire de choix, donc de renoncements, et d’efforts consentis sur la durée, n’en déplaise aux jouisseurs invétérés et compulsifs. La technique peut être orientée, l’économie suivra. Nous pouvons constater que nos petits génies de la Silicon Valley et de Seattle n’ont rien fait pour nous sortir de là si ce n’est produire les technologies du contrôle les plus sophistiquées et les moins détectables, elles. Au paradis de la libre entreprise, elles ont atteint sans coup férir la situation de monopoles mondiaux. Il y a un siècle, la Standard Oil avait été démantelée pour moins que ça. De fait, la démocratie n’a jamais connu un tel danger. Les Etats, dans leur frénésie de déconstruction de la social-démocratie, leur confient des pans entiers de nos pratiques démocratiques : ainsi la gestion des hôpitaux, des transports, de l’énergie, de la banque, de la monnaie, de la culture… Et plus grave, les algorithmes qui régissent notre vie de citoyen. Les clés du royaume, en quelque sorte. En France, un roi despote nommé Philippe Le Bel avait détruit un ordre bancaire pour encore moins, mais c’était il y a longtemps, 1307, un bail. Si nous ne savons pas où nous allons, eh bien ces dirigeants du monde numérique ont l’air, (encore), de connaître la suite de l’histoire, alors faisons leur confiance, n’est-ce pas, tout est mieux que l’incertitude n’est-ce pas ? Rien n’est moins sûr. L’avenir n’est pas certain et le présent n’entérine en rien l’inéluctable. C’est une question de volonté partagée.
Les perspectives souhaitables sont connues : vivre nombreux et en harmonie sur une terre habitable. Nous disposons de moyens technologiques incroyables, nous avons même créé les réseaux financiers qui permettent de produire de l’argent et le diffuser partout dans le monde en quelques nano-secondes. Tout est possible, donc. Mais ce tout est politique. Pas celle qui produit des normes au kilo dans des parlements traumatisés, mais une politique adulte qui pose des bases éthiques à l’action publique et privée, qui donne un cadre et fait confiance aux citoyens, à partir du moment où tous ont accès aux moyens techniques, à l’argent et plus encore, à la connaissance et l’information.
Car cette crise n’est pas seulement sanitaire**** ou économique. Cette crise est avant tout une crise de la connaissance et de l’information. Or la connaissance est un bien commun. Comme l’eau, l’air, l’espace, l’énergie, le vivant. Avec le retrait du politique ces quarante dernières années, la dérégulation des droits de propriété a entrainé l’appropriation du bien commun par quelques-uns. L’économie post-industrielle a vu se restaurer un système latifundiaire, laissant en jachère des potentialités de créativité et de génie humains gigantesques. Internet, ce fantastique projet de résilience globale, a ainsi été confisqué par des oligopoles, nous laissant une queue de comète pour nous distraire. La politique nouvelle pourrait consister premièrement à garantir ces biens communs et leur accessibilité. Deuxièmement, à rétablir la subsidiarité des lieux de production de sens, de valeurs et de biens. L’échelle municipale, régionale, linguistique en est une dimension. Pour partager une même terre, revenons au territoire. Mais certainement pas au “nous sommes chez nous” nauséabond qui a déjà gazé le débat, mais à un projet “mieux partager ensemble le même espace-temps de vie. Toutes les choses peuvent s’administrer sur plusieurs plans, sans bureaucratie excessive, y compris la monnaie. Elles ne s’excluent pas mais se complètent utilement, ne serait-ce que pour des fonctions aussi essentielles que se nourrir, se loger, se vêtir, s’instruire, produire, recycler, se distraire, travailler, inventer et entreprendre. Car le libre échange n’est en rien responsable de la crise mais plutôt son absence de gouvernement et les excès qui en découlent. Le commerce n’est pas le pillage, encore moins toute la vie, mais une pratique qui demande à être convenablement régulée. Troisièmement, à garantir les droits de l’individu et non son égoïsme. L’égalité s’accorde avec la liberté politique, sinon le totalitarisme s’insinue sans même le voir venir. La fraternité, ce sentiment profondément humain, a pu s’exprimer malgré les délires bureaucratiques récents. Ni le confinement et, espérons le, ni les masques n’annihileront ce besoin de faire société ensemble. Pour cela cultivons nos jardins, nos cœurs et nos esprits.
Nous pourrions objecter le doux rêve, l’utopie, la gentille et niaise digression qui se heurte au mur des real politik des empires et des nations. Puis rappeler les guerres qui se préparent, au moment où les replis économiques sur des souverainetés factices se multiplient déjà, où les effets mortifères des abus de concurrence fiscale et sociale finissent d’exaspérer les populations. Certes, mais les empires tombent et tomberont encore, quand les idées et les principes demeureront sinon éclaireront longtemps la route, après la mort de celles et ceux qui les ont portés. Et que des îlots de résilience ont été constitués.
Le reste est affaire d’arrangements multiples, avec ses proches, sa culture, son biotope, son jardin intime. Repartir du bien commun, répartir la commune. Cela demandera peut-être de mettre au pas quelques bureaucrates, ramener à la raison un troupeau d’actionnaires et une escouade de politiciens un peu trop avides voire jaloux de leurs pouvoirs et de leur argent. Cela s’appelle la Loi, la même pour tous. Rien de populiste là dedans. Encore moins de soviétique. Juste un libéralisme politique tempéré par nos conditions actuelles de vie terrestre, la dérive pénitentiaire***** en moins. Les collectivités territoriales, les associations et les coopératives sont des véhicules déjà mis librement à notre disposition. Nous pourrions nous en emparer. Vaste chantier, non ?
*En Californie : Fondation Ray Kurzweil, Google inc… En France : l’Institut Sapiens, (Babeau, Alexandre et consorts), faux nez libertarien en maraude sur tous les plateaux de TV.
** Voir la continuité technique historique Yperite, Zyklon A et B jusqu’à Bayer-Monsanto décrite entre autres par Peter Sloterdijk, “Ecumes”, (Sphères III), Suhrkamp Verlag 2003, Hachette 2005.
*** Claude Malhuret, le 4 mai 2020 au Sénat, qui, dans un même discours de soutien indéfectible au premier ministre Edouard Philippe, cite Tocqueville et Richelieu puis exhorte le chef du gouvernement à “franchir le Rubicond”, acte fondateur du Césarisme. Le père du libéralisme et de la sociologie politique introduit pour justifier ensuite l’approche politique du premier théoricien de l’absolutisme à la française et le donner comme exemple à suivre, le tout dans une ambiance très Vème République bonapartiste...
**** cf post précédent : “Le comptable, l’artiste et la Mort”.
***** Il est toujours surprenant de constater que le visionnaire du libéralisme ait commencé ses observations à partir d’une comparaison des systèmes pénitentiaires. L’angle mort du libéralisme serait donc bien “la société de contrôle”.