Habitant de la campagne de France, il m’arrive de procéder à de vigoureux défrichages. Ces dernières semaines, je me suis attaché à dégager un champ ancien des végétaux endémiques qui l’avaient envahi jusqu’à l’étouffer. La débroussailleuse accrochée au baudrier, j’ai donc sabré la ronce. La cisaille dite “coupe-fort” au bout des bras, j’ai délivré les arbres et l’églantier des épineux qui les noyaient. Au plus près des murs, j’ai arraché le lierre qui ensevelissait le bâti. Occupé à ces tâches séculaires, je réfléchissais alors aux débats qui encombrent les médias et au temps politique qui nous attend. Pensée buissonnière.
Je suis d’une génération qui avait ri quand un ancien matamore de l’Indochine s’était présenté aux élections présidentielles d’un pays désormais sans empire, la France. Lorsqu’il s’est avéré qu’il avait torturé en Algérie et s’en vantait, la farce vira au dégoût. Des années plus tard, en 2002, au terme de ce que les communicants appellent une séquence réussie, il parvint à se qualifier pour le second tour. L’immonde paradait drapeaux au vent, les néo-fascistes redressaient la tête partout en Europe et des idées fétides gangrénaient peu à peu les pays nouvellement intégrés à l’Union Européenne. Sa fille pris ensuite le relais, et finit aussi par disputer un deuxième tour quinze ans plus tard, dans ce qui pourrait caractériser une nouvelle phase, “la dédiabolisation”. Résultat : 34% des voix. Fini la rigolade. Aujourd’hui, un nouvel histrion, lui-même adoubé par le vieux salaud, prend le relais, supporté par des patrons, des médias et des réseaux sociaux complaisants.
La ronce. Ce petit monsieur a décidé depuis plusieurs années, porté par la vague d’une extrême droite décomplexée, de réécrire l’histoire de France. Dans un contexte médiatique plus ou moins déréalisé et totalement asservi à l’immédiateté, aiguillonné par des réseaux sociaux qui lui dictent heure par heure les thèmes d’information, petit monsieur a pu inoculer son venin sans contestation, finissant par obtenir une quotidienne sur une chaîne de désinformation. Ainsi, il reprend quasiment mot pour mot des arguments de la plaidoirie d’Isorni au procès de Pétain, souvenez-vous, le glaive, le bouclier et toute les justifications à la collaboration zélée. Personne ne s’en offusque. Il se dit juif, fils de rapatriés d’Algérie et ne semble pas gêné d’affirmer que seuls les juifs étrangers adultes ont été livrés aux nazis. Comme si cela ne consistait pas en soi un crime contre l’humanité. Et que c’est faux de surcroît*. La rafle du veld’Hiv a par exemple eu lieu les 16 et 17 juillet 1942, sans distinction d’origine, d’âge ou de sexe. Ce bateleur de plateau télé se dit historien, mais il est juste un sinistre falsificateur. Édité à plus de 100 000 exemplaires à chacun de ses ouvrages, sa prose est reprise partout, au point qu’il va, ivre de lui-même, lui aussi se présenter aux présidentielles, en 2022. Il se réclame de Maurras, il pourrait citer Drumont. Sa pensée pue la mort et la destruction. Il parle au nom de la France et des français. Il séduit. Beaucoup. Au point qu’on lui prête la possibilité d’accéder au second tour. Fin de la farce macabre.
Quand on veut débroussailler un épais buisson de ronces, on est tenté par tout raser. C’est long, et à la fin exténuant. Mais insuffisant. Car on doit délivrer le végétal choisi, quand bien même il lui ressemble par ses épines, rosier ou églantier.
L’églantier. En démocratie, nous devons protéger l’expression de toutes les opinions, de toutes les sensibilités, même quand elles nous piquent. Mais le spectacle politique a aujourd’hui pris le pas sur le débat de société construit et argumenté. Ce que souligne le succès d’un bonimenteur vicieux, c’est la déshérence des idées en politique contemporaine et le triomphe des démagogues. Nous ne vivons pas la fin de l’histoire, mais la fin des cultures politiques. Que ce soit les hommes et femmes politiques, désormais simples managers de leur image et du discours, ou des citoyen-ne-s, démissionnaires du débat devant l’inanité des propositions. Ajoutons que le moindre mouvement d’humeur de foule dégénère en émeute plus ou moins provoqué et nous comprendrons qu’il devient presque impossible d’occuper le champ social et politique. Alors la ronce prolifère. Pourtant sous la ronce des plantes vives luttent encore. Encore faut-il les distinguer sous les griffes de la reine de la nuit. Aux historiens, aux politistes et aux sociologues le soin de fournir les outils adéquats, le travail ne manque pas.
Le lierre. Sur des institutions vieillissantes peuvent venir s’incruster toutes sortes de populations opportunistes : experts en toc, éditorialistes incultes, politiciens sans conviction, sondeurs mercantiles et affairistes de toutes sortes. Il devient difficile pour le-a citoyen-ne de distinguer une réalité tangible et partagée, encore moins un projet de transformation sous le feuillage parasite. Certain-e-s s’étonnent, les bonnes âmes, de l’infestation de fausses nouvelles. Mais enfin, quand le corps social doute et réagit, il lui arrive de s’enflammer. A tort bien souvent, mais pas toujours. Nous verrons si les thèmes de campagne des élections de 2022 correspondront aux réalités françaises. Mais il est probable, comme actuellement, que le fantasme fasse écran.
Une métaphore n’est pas la vérité, mais une condensation du sens vécu. Si nous voulons cultiver nos champs, avant de replanter nous devrons commencer par débroussailler, avec discernement. Et nous débarrasser des fâcheux.
La fauche des fâcheux, Renaud Gaultier 2021
*Laurent Joly, L'État contre les juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Grasset, 2018