L’art pop a ceci d’unique qu’il peut entretenir sa propre nostalgie indéfiniment. En effet, comme il repose sur la reproduction et la diffusion des images, des sons et des objets, il peut offrir de revivre une enfance fantasmée, idéalisée au pays de Neverland. “Get back”, le documentaire de Peter Jackson*, le prolifique auteur de la trilogie filmique du seigneur des Anneaux, autre utopie entre mythe et conte pour adulescents, traite du crépuscule d’un groupe légendaire, The Beatles. “Alea jacta est” ou comme diraient nos amis britanniques, “Let it be”.
Publié sous forme d’une mini série de plus de huit heures, le film reprend les bandes enregistrées en 16 mm par l’équipe du réalisateur Michael Lindsay-Hogg ainsi que les démos audio des sessions de janvier 1969. Le groupe est réuni par Paul Mac Cartney autour d’un projet de film pour la BBC qui raconterait la préparation d’un concert et sa diffusion en direct à la télévision. Quand Lindsay-Hogg en tirera un film de 80 minutes crépusculaires, visant à démontrer la fin inéluctable du quatuor, telle une prophétie auto-réalisatrice, Peter Jackson décrit par le menu le processus créatif et collectif de quatre génies de la pop music. Passionnant.
The Beatles, “Let it be”, Apple 1970.
Tout d’abord, nous est montré l’incroyable modestie de moyens, le passage du mono à la stéréo, l’arrivée de quelques instruments, le bricolage permanent des ingénieurs du son, une économie toujours présente, sur fonds de lutte pour la récupération de leurs droits sur leurs œuvres, enregistrements comme textes et partitions. Ils viennent jouer en famille, avec leurs compagnes et même une enfant, Heather, fille de Linda Eastman (future Mac Cartney). Aucun garde du corps, pas de policier à l’entrée de l’immeuble, et pourtant rien de la folie des fans ne les vient les perturber. Simplicité.
Contrairement à la légende qui narre un état de conflit ouvert, les tensions sont en réalité assez rares. George Harrison, certes, affronte parfois Paul Mac Cartney pour poser ses revendications d’auteur et témoigner des ses frustrations de musicien. John Lennon lâche quelques formules lapidaires, se moque d’eux-mêmes, “And now the Bottles !” mais prouve chaque jour un engagement et un sérieux dans le travail qu’on ne lui aurait pas attribués, si l’on en croyait la chronique de l’époque. George est défait mais après quelques jours de bouderie, il avait même suggéré son remplacement par son ami Eric Clapton (!), revient et s’applique à la tâche. Ringo Starr (Starkey) est d’une solidité et d’un flegme tout en sourire, indispensable à l’équilibre du groupe, et pas seulement musicalement. Les rôles sont distribués, Lennon et Mac Cartney écrivent et composent, les deux autres enrichissent. La complicité des deux premiers est évidente, plaisant à voir, ils jouent, tout le temps, au sens du jeu qui amuse, se livrent à des digressions musicales potaches, font des concours de grimaces, crient à tue-tête avec Yoko. Ils jouent parce qu’ils cherchent, ils cherchent en jouant. Et c’est ici que le documentaire est une démonstration que tout créatif, artiste ou innovateur de laboratoire, doit regarder attentivement. Chacun travaille de son côté la nuit afin de revenir en fin de matinée muni d’une proposition, parfois d’une simple ébauche afin de la mettre en commun et les autres s’en emparent, sans juger. Ils développent ensemble.
Comme dans toute organisation, se pose le problème de la décision, des buts et des moyens, secondairement du chef. Paul se plaint d’avoir à l’assumer mais surtout diffère de ses comparses dans l’énoncé des objectifs. On voit que les Beatles sont devenus une charge trop lourde, une obligation de succès désormais intenable. Mais le travail reste au cœur, leur origine ouvrière peut-être. Repliés dans leur studio, le monde vient à eux par l’entremise de coupures presse, de reportages vus la veille. Ainsi le discours de Martin Luther King est-il repris en chanson, comme un rap avant l’heure par Lennon sur l’air de “I’ve got a feeling”. “Get back” est ainsi une réponse explicite aux mesures anti-immigration - déjà - prises aussi bien en UK qu’aux USA. Jamais en reste quand il s’agit de partager la paysage musical de l’époque, ils se moquent des Who et de leur batteur Keith Moon, plaisantent à propos des Rolling Stones et font l’éloge de Fleetwood Mac.
Quand le processus créatif patine, il faut changer. Ici, la décision est prise de quitter les studios de cinéma de Twickenham pour rejoindre les sous-sols de 3, Savile Row, siège de la compagnie Apple Records nouvellement créée. Le studio n’est pas prêt, qu’importe, on fait venir deux quatre pistes depuis EMI, Abbey Road, et le récent 8 pistes acheté par George. Quelques bricolages plus tard, les micros sont en place et les sessions reprennent. Plus tard, Billy preston les rejoindra pour les parties au clavier, amenant un son groovy blues, en particulier sur le Fender Rhodes à chambre Leslie, inimitable. Son apport, comme émanant d’un cinquième Beatles, amènera le liant et la chaleur qui manquait, autre changement bénéfique.
Tout le document nous conduit à son acmé, le fameux concert sur le toit. Les FabFour sont sevrés de toute relation au public, ne jouent plus en concert depuis presque deux ans. La peur est perceptible, aussi leurs discussions font souvent allusion leurs débuts à Hambourg, là où ils partagèrent la scène avec Billy Preston. Jusqu’au dernier moment, Paul ne voudra pas monter sur le toit. Or, les images le montrent, ils jouent avec un plaisir incroyable, dans le froid de janvier, avec pour seul public visible par eux, celles et ceux qui purent monter sur les toits alentour. Au pied de l’immeuble, dans la rue, c’est la foule, calme et disciplinée, pas encore de hooligans ici. Meilleure de leurs répétitions, elle est interrompue par des bobbies de vingt ans, d’une politesse dont on ne penserait pas capable une police aujourd’hui. Ce sera la dernière apparition publique des Beatles.
Et maintenant, la nostalgie. Parce qu’un tel groupe fut un météore qui visita la planète terre durant moins de dix ans et que rien ne remplacera la fraicheur, l’impertinence et les mélodies de chansons inoubliables. Que de tubes, mon Dieu ! Oui, ils furent de leur époque, citant le rock n roll d’Elvis, le rythme n blues des pionniers et s’aventurant bien au delà. Alors qu’ils se séparaient, l’été 69 vit se tenir Woodstock, le festival de la beat generation. 10 ans plus tard, Thatcher prenait le pouvoir, entre grèves de mineurs, punk rock et guerre aux Falklands alors que Reagan lançait sa dispendieuse “guerre des étoiles” pour mieux en finir avec le welfare state de Keynes. Là, les images reprises par Peter Jackson montrent un London plus que jamais swinging, tolérant, où les trois pièces rayures de la City côtoient les jupes courtes et acidulées des jolies filles, tandis que des dames respectables en tailleur affirment aimer leur musique. Les Beatles furent la bande son d’une après guerre, WWII et coloniales, pacifiée, ouverte et joyeuse. La fête tournera vite court, après l’été 69, enterrée avec les victimes de la fusillade de Kent State University en mai 1970. Fin de la parenthèse enchantée.
Tout au long de leur parcours, les Beatles lutteront pour leurs droits d’auteur**. Car oui, ce sont des auteurs, notion relative en ces temps d’IA (dé)générative. En solo, il continueront d’empiler les succès et interviendront, comme John et Yoko ou George, dans la vie publique et politique. Quand George inventera le premier concert caritatif en 1971 pour le Bangladesh, le couple en blanc, lui, militera inlassablement pour la paix, “Give peace a chance”. Ils témoignent d’un temps où écrire des paroles poétiques sur une mélodie fantaisiste était possible, sans que des crétins du marketing ne souhaitent les formater. Mais ça, c’était “Yesterday”. Aujourd’hui nous avons Taylor Swift***…
*Peter Jackson, “Get back”, série en 3 épisodes, Disney+ 2021. https://www.youtube.com/watch?v=Auta2lagtw4
**vendus 47,5 millions de $ à Michaël Jackson en 1985, revendus à Sony 750 millions de $ en 2016.
*** American Artist of the Decade 2019 !