"Vendée Globe. Troisième tour du monde en solitaire et sans escale. Une liaison très terre à mer. Catherine Chabaud puise sa confiance dans les télex avec son mentor.
RÉMY FIERE Libération, 28 JANVIER 1997 À 15:15
"Etonnante fin de siècle où les progrès de la technologie permettent les relations épistolaires terre-mer. Entre Catherine Chabaud, en passe d'être la première femme à boucler, en course, le tour du monde à la voile en solitaire sans escale et sans assistance, et Renaud Gaultier, à la fois mentor, gourou, peintre et écrivain, s'entretient depuis le 3 novembre une palpitante conversation qui outrepasse les simples recommandations techniques et les encouragements basiques. Entre la jeune femme blonde, journaliste de formation partie fendre ses incertitudes, et son éminence grise resté à terre, se tisse une relation bien plus forte que les vents les plus mauvais. «Je lui raconte ce que je vis, il me renvoie des messages qui sont exactement cadrés avec ce que je veux vivre». Dans le secret de conversations par télex s'ébauche une histoire au goût de sel et de sens, de poésie et de courage.
«Mon bonze». On les avait déjà croisés, aux Sables-d'Olonne, légèrement speedés par l'urgence d'un départ qui s'était précipité. Elle, la chevelure blonde, la bouche volubile, lui légèrement en retrait, discrète présence qui semblait la rassurer. Elle avait alors parlé de son expérience récente, de ses dernières transats, en équipage ou en solitaire sur Fuji III, des peurs à venir et des paniques qui avaient parfois lessivé son entendement, dans ces moments où combinaison de survie enfilée, balise Argos en main, «on sort du jeu, on rentre dans la survie». Une épaule fragilisée par un accident de ski, un temps de déments, une quille qui bouge, des voiles qui se déchirent, des concurrents qui démâtent: c'était durant l'Europe 1 Star, en juin dernier. Renaud, qu'elle appelle «mon bonze», l'avait alors rassuré, pansant son mental fracturé avec le bandage des mots choisis et les cataplasmes des paroles qui font mouche: «Catherine connaissait un système cumulatif classique, je lui ai dit: "Ne te fais pas de souci, tout ce qui t'arrives est normal, et si tu coules, ce serait même apparemment logique.». En la forçant à prendre du recul, à analyser sa situation, «parce que le stress est un système contagieux qui annihile les capacités, en restaurant la conscience de sa position sur la terre, n'importe quel humain retrouve des capacités», le jeune homme avait ravaudé à gros points les interrogations ponctuelles et les doutes existentiels, les vraies peurs et les fausses impressions. Avec l'aide de Renaud, elle avait finalement repoussé les démons et terminé sixième de l'épreuve dans sa catégorie.
Depuis, in extremis, elle s'est donc offert une chasse initiatique. En prenant le vent du Vendée Globe, une course qu'elle a «toujours eu au fond du coeur et de la poche», une course pour laquelle elle n'a «jamais caché cette envie qui revenait comme la marée, or tu ne luttes pas contre tes envies». La déferlante est arrivée, lors du Grand Pavois de La Rochelle, salon nautique charentais, à la fin de l'été dernier. Un contact qui passe avec Jean-Luc Van den Heede, marin au visage d'ours et à la gentillesse de miel, un sponsor qui suit, un bateau loué, 250 000 francs pour six mois, une philosophie à épouser, celle du propriétaire du navire. Whirlpool-Europe 2 est un bateau fiable, robuste et étroit, frugal et simple à manier. Avec un palmarès qui parle pour lui: à sa barre, Van den Heede a terminé deuxième de la précédente édition du Vendée Globe.
Code poétique. Coup de canon et premières correspondances. Bien loin des communiqués envoyés au PC-course, comme à l'entourage proche. Un code entre les deux brodeurs de sensations, des mots empreints de saveur et de tendresse. Il lui cite Saint-John Perse, Christian Bobin, Herman Melville évidemment, ou des moins connus, comme Armel Guerne, traducteur, lui écrit-il «des grands poètes des passions et des forces naturelles, Goethe, Novalis, Calderon, Shakespeare, Holderlin et Byron»; ou comme Siméon, le poète de Clermont: «Un vent, oui, nous en étions l'oiseau et l'intime clarté, l'émoi, le silence et l'étrave. Qui n'oserait renverser les colonnes du jour quand le rêve est violent».
Cheminement solitaire et regard sur l'autre. «Catherine, c'est un champ poétique», dit Renault; elle lui renvoie ainsi des phrases, belles et simples comme une aquarelle marine, «dis-toi aussi que la pensée qu'on a depuis le large pour les gens qu'on aime n'altère en rien l'expérience solitaire. Mieux encore, ce recul donne plus d'acuité sur l'autre et sur sa vie... Mon regard sur l'autre s'enrichit de mon cheminement solitaire». La solitude, Catherine dit l'aimer, comme elle dit aimer communiquer avec les autres, comme elle aime se retrouver seule à Locmariaquer, comme elle aime partager sa petite maison du golfe du Morbihan avec un «roommate» à l'américaine, Jack Vincent, autre briseur de record autour du monde. «Cela dit, prédisait-elle, quatre mois toute seule, putain, ça doit être quelque chose». Quatre mois au moins, car sa quête ne se double pas d'une course contre la montre. Catherine n'a jamais tenté de jouer avec les plus rapides. A son rythme, c'était prévu, «pas en lutte avec l'élément, mais en phase, en harmonie». Et vogue l'albatros. Avec forcément, dans ces régions de lames immenses et de tempêtes sans fin qu'elle ne connaît que par ses lectures, une légitime appréhension.«Je m'attends à avoir peur dans le sud, j'espère avoir le courage de descendre suffisamment bas, car les moments qui te procurent le plus de plaisir sont ceux où tu as le plus peur.» Dépassement de soi, renvoi dans les cordes: «Maso? Non, je sais que ça va être dur, que je vais souffrir, avoir mal», avec l'angoisse de suivre en retard et à distance les tragédies de ses adversaires, de passer là où certains ont subi le pire. Seule, Catherine Chabaud, mais pas toujours: elle, en est à parler à l'albatros qui la suit depuis des semaines, un «très grand, avec des taches sur les ailes. Quelle présence! Je lui ai demandé de qui il était la réincarnation, mais il m'a dit: "A toi de deviner»... La jeune femme qui a peur que l'on galvaude son histoire, ou qu'on l'abîme en la racontant à sa place n'a pas encore proposé de réponse... ."
FIERE Rémy