et Personne ne l’oubliera !
Quand Jules Verne publie chez son mentor Hetzel son roman “Vingt mille lieues sous les mers”, il est loin d’imaginer la postérité des aventures de ses personnages : le Capitaine Nemo, le scientifique Pierre Aronnax assisté de son domestique Conseil, le harponneur Ned Land et le navire sous-marin “Nautilus”. Reprenant à son compte la geste d’Ulysse, le très prolifique auteur et précurseur développe une histoire qui nous raconte peut-être encore aujourd'hui. Immersion toute.
Roman global d’une anticipation totale tout d’abord. Nous parcourons toutes les mers du globe, du nord au sud, d’est en ouest et nous lisons une recension de tous les êtres vivants, humains et surtout non humains qui habitent les fonds marins. Il ne s’agit pas ici d’un ouvrage de littérature mais d’une appropriation planétaire des choses hors de notre portée immédiate, permise par une machine extraordinaire issue du cerveau d’un seul homme qui a renoncé à toute vie mondaine. La mer, cette autre planète, l’envers de la terre, peu ou mal connue, territoire de conquête et objet de toutes les convoitises, de tous les fantasmes aussi. Jules Verne, en vulgarisateur génial au service de l’éditeur du “Magasin d’éducation et de récréation”, termine sa “Géographie illustrée de la France et de ses colonies” dans un second Empire finissant et néanmoins très engagé dans des guerres lointaines et si coûteuses : Algérie, Crimée, Mexique, Liban, Chine, Cochinchine, … En France, les fours de Haute Loire, d’Alsace et de Lorraine coulent de la fonte comme jamais, le charbon règne en maître sur l’industrie et transforme le rapport au monde d’un occident hégémonique mais divisé : trains, paquebots et cargos à voile et à vapeur, vaisseaux de guerre blindés, artillerie lourde et fusils d’assaut permettent toutes les conquêtes, tous les affrontements. L’acier produit selon le procédé Bessemer se généralise pour couler des pièces quasi indestructibles qui feront la fortune des maîtres de forge, du moins ceux qui font confiance à la science : rails, canons, chaudières et pièces mécaniques ne craignent désormais plus la chaleur. Le percement du canal de Suez est en cours de financement. Car la banque et plus largement la finance, déjà très mondialisée, structure les gouvernements et organise le développement économique sur des bases essentiellement techniques. L’ingénieur devient prophète des temps nouveaux, déjà. Nantes a su depuis longtemps se reconvertir après l’abolition de l’esclavage en 1848 et profiter des lignes commerciales qui sillonnent l’Atlantique vers les Etats maintenant réUnis d’Amérique. L’ennemi est l’anglais, du moins le croit-on viscéralement dans la France maritime d’alors, cet anglais libéral et monarchique, qui étend son empire grâce à sa marine et ses scientifiques, dignes descendants des explorateurs du XVIIIème siècle. Les prussiens ont eux pour projet d’unifier l’Allemagne et lui donner un destin impérial et donc colonial, la doctrine est prête à l’emploi, leurs géographes et naturalistes parmi les meilleurs au monde, la suite sera inévitablement tragique. Evidemment, dans ce contexte de concurrences nationales, les non-européens qui n’ont pas fait le choix de la rationalité des Lumières sont plus que jamais des proies. La guerre de l’opium intoxique déjà les relations avec l’Inde et la Chine, ce qui infectera les siècles suivants mais fera le succès de HSBC et de Hong Kong pour longtemps. Ce roman anticipe avec lucidité que de terribles ravages sont en germe. A cela on pourrait rétorquer que le tristement célèbre Maréchal Bugeaud s’est déjà livré au pire en Algérie. Les rivalités territoriales s’exacerbent dans une presse nouvelle, souvent tonitruante, parfois enragée. Pendant cette période, Wagner met la dernière main à sa tétralogie, Dickens a déjà tout dit de la pauvreté des villes nouvelles nées de l’industrialisation récente, Zola encourage Cézanne dans ses recherches, qui se lie alors avec Pissaro et Monet. Si Millet dépeint la réalité du travail aux champs, Courbet le réaliste ne tardera pas à rejoindre les communards. La photo puis le cinéma vont substituer les reproductions optiques aux peintures ressemblantes, la voie est enfin libre pour la création picturale : les écoles alors se succèderont, au grand bénéfice de collectionneurs enrichis par le commerce, la banque et l’industrie des deux côtés de l’Atlantique. Ce temps est aux révoltes et aux révolutions et Marx a déjà beaucoup écrit et publié avant de s’exiler à Londres : son manifeste du parti Communiste depuis 1848 et le Capital en 1867. Auguste Comte a installé sa religion positiviste et Proudhon a échoué dans son projet d’abolition de la propriété. Dans ce contexte de capitalisme triomphant, quand Tocqueville fait valoir certaines de ses idées auprès d’un Guizot ou d’un Thiers, Victor Hugo finit ses imprécations contre “Napoléon le petit”. Nietzche enseigne encore les présocratiques et n’a pas entamé l’écriture de sa philosophie crépusculaire. Le commerce des biens s’accompagne de migrations immenses vers des pays que l’on dit encore neufs. Il s’ensuit des naufrages que le roman dénombre avec un zèle macabre et détaille parfois : “Vingt mille lieues sous les mers” s’apparente ainsi à la longue visite du cimetière marin des espérances terrestres. C’est le moment où, fervent lecteur d’Alexandre Dumas père et ami du fils, ce nantais devenu amiénois, issu d’une ligne d’armateurs réputés, décide de s’attaquer à un monument d’imagination qu’il fait courir sous les mers après avoir fait voyager ses lecteurs en ballon. Un auteur qui l’un des tous premiers fera de la machine non anthropomorphe un personnage à part entière.
Des héros schématisés comme des symptômes situés. Il y aurait beaucoup à dire de ce Nemo, capitaine fantastique et caractériel si l’en est... Ingénieur, savant omniscient, humaniste et terroriste à ses heures, il incarne la fiction du XIXème triomphant. Aventurier et entrepreneur, rien ne peut l’arrêter si ce n’est sa mélancolie teintée de romantisme. Prédateur pour se nourrir et exploiter les ressources naturelles, pêche, minerais et molécules utiles à sa machine, il s’émeut de la perte d’un de ses hommes, sauve un pêcheur de perle, interdit le massacre de baleines mais se livre à une tuerie furieuse contre des cachalots. Nemo est un libéral qui entend réguler les espèces, comme Protée était le berger de Neptune, un entrepreneur moral qui fuit la société et ses institutions et entend corriger les abus de pouvoirs qui lui semblent iniques. Car si il tient à épargner des “papouas” qui s’invitent sur son navire échoué dans le détroit de Torres, il ira justifier et commettre le meurtre vengeur et anonyme. Et aussi de vivre de la piraterie. Son hubris est à la mesure d’un Polyphème impérialiste comme le “British Empire” qu’il honnit, aveuglé par sa quête du profit et habité d’une pléonexie sans remède. Il est sans doute la synthèse de l’homme occidental à l’acmé de ses désirs et de ses contradictions. Nous pourrions trouver aujourd'hui ses épigones dans les tycoons des GAFAM, des BATX et consorts, qui se posent en héros de la révolution numérique et du triomphe de la technologie, en particulier leur branche transhumaniste, qui prône l’hybridation homme-machine comme Elon Musk, l’armateur de Tesla et Space-X. Il n’en est rien, tant leur immodestie se consolide dans une communication invasive à l’excès. Nemo est bien plutôt un ancêtre de la famille des hackers et de tous les lanceurs d’alerte, qui annonce dans sa dérive meurtrière le passage à l’acte des activistes devenus terroristes.
Face à Nemo, Aronnax et Conseil forment un tandem classique dans la comédie, tels des Dom Juan et Sganarelle qui auraient troqué le libertinage pour une science prude et précautionneuse. C’est une association qui préfigure en un sens les comic books : Batman et son fidèle Alfred Pennyworth, par exemple. Les doutes du savant qui se rend compte des limites de ses connaissances et la lecture toute théorique du monde par son domestique viennent se heurter aux réalités de la découverte et de l’expérience vécue. Il s’ensuit de savoureux dialogues et d’ennuyeux compte rendus, longues listes quasi bibliques qui inventorient la Création. Mais si Conseil dédouble son maître et l’accompagne dans ses entreprises les plus folles, ses avis le tempèrent et lui représentent d’autres points de vue, en particulier les sentiments humains qui parfois doivent se confronter aux raisonnements scientifiques. Surtout quand l’homme de science souhaite prolonger l’aventure que les naufragés involontaires veulent abréger, leur comparse Ned Land ne comprenant pas quel bénéfice il y aurait à s’astreindre à vivre sous l’eau. Le célèbre professeur Pierre Aronnax est aussi fréquemment défié voire pris en défaut par le capitaine Nemo qui lui oppose des découvertes tangibles, qui contredisent des hypothèses plus ou moins fantaisistes. Le chercheur répertorie le connu et spécule l’inconnu, l’explorateur découvre et rétablit les faits. Il est important de relever à ce titre que le roman débute par une controverse scientifique qui déborde jusqu’au milieu de la sphère publique, médiatique dirait-on aujourd’hui. La cause aperçue des abordages des navires est-elle d’origine minérale, animale ou humaine ? Le commerce mondial est en danger, le péril doit être écarté au plus vite, la presse passionne l’opinion et les gouvernements doivent agir. La frégate Abraham Lincoln de l’US Navy va donner la chasse et embarque pour l’aider harponneur et homme de science. Les Lloyds et le bureau Véritas sont aussi de la partie, car il faut savoir pour calculer, les bénéfices du trafic maritime dépendent de sa sécurité et celle-ci a un coût qu’il convient d’évaluer avec précision. Avec gourmandise, Jules Verne décrit la déconvenue d’un scientifique, rédacteur du récit, qui proclame ses certitudes sur la nature du monstre, un narval géant, quand il doit se rendre compte de l’évidence d’un sous-marin aux capacités stupéfiantes et non encore répertoriées.
Ned Land est quant à lui un marin canadien qui porte en lui la part de force brute de l’humanité : tout est instinct, violence aveugle et intempérance chez lui sauf quand il le canalise dans le jet du harpon. Le besoin de vivre à l’air libre, sans contrainte, en nomade des mers seulement guidé par la transhumance de son gibier et sa traque. Seul Nemo l’égalera en force et en courage physique. Il véhicule aussi toutes les croyances sur ces continents inconnus et quasi inexplorés : il rapporte ainsi une connaissance vernaculaire et nourrie de son expérience, par opposition aux collections savantes et systématiques du professeur et de son assistant. Mais Ned Land représente aussi le terrien qui effectue des raids en mer pour assurer sa subsistance et se procurer son plaisir de tuer : il témoigne de ceux qui restent à la surface des choses, n’en conservant que l’aspect directement utilitaire et prédateur. Ses plaisirs sont terrestres, manger et boire mais curieusement rien ne sera indiqué de sa sexualité.
L’absente. Seule la femme et les enfants de Nemo sont en effet évoqués, et cela très brièvement. Attentif à son lectorat, l’éditeur Hetzel maîtrise un marché de vulgarisation scientifique par le roman ou les monographies illustrées à l’intention de familles de la bourgeoise catholique traditionnelle. Jules Verne se doit d’être édifiant pour plaire aux parents, alors Nemo ira jusqu’à enterrer un compagnon d’armes sous la mer au pied d’une croix mangée par les coraux, que voulez-vous il faut bien rassurer ses publics : la technique et le goupillon pour emblèmes, le sabre n’étant levé que pour défier l’ennemi héréditaire, l’anglais et sa perfide Albion. Alors, le Polyphème de la marine britannique se verra opposer l’épieu d’acier durci au feu électrique d’un Acis inconsolable de sa Galatée perdue. Très édifiant. De nos jours, la marine française attendra l’année 2018 pour accepter la présence de femmes à bord de ses sous marins nucléaires. Entre superstition, jalousie des femmes de sous-mariniers et taux d’azote, les motifs de refus ne manquaient parait-il jamais à l’appel.
Le trio de naufragés recueillis malgré eux apparait se construire en symétrie d’un capitaine toujours en proie aux tourments de son passé. Les sentiments oscillent le plus souvent entre compassion et aversion, fascination et dégoût, dans un lent tangage. Mais le quatuor décrit aussi les hésitations et les tentatives parfois vaines de la science théorique confrontée à l’empirisme. La technique domine ici la science, qui devient alors bornée par l’instrumentation. D’où nous devons parcourir de fastidieuses pages remplies de chiffres, la géographie n’est là que mesures en différentes unités, lieues, kilomètres, milles ou points exprimés en longitudes et latitudes, minutes et degrés. Dignes successeurs de cette obsession du nombre, nous vivons aujourd’hui avec l’obsession du point GPS, alors peu à peu notre vision du monde a éliminé la perception directe et ce qui fait notre culture vécue en partage, notre carte a fini par se substituer au territoire, lui-même satellisé. Les sciences économiques naissantes connaîtront rapidement le même sort : seule existe une réalité quantifiable, la part restante est évacuée de la pensée. Encore aujourd’hui.
Le déplacement d’un enfermement. Le roman part d’une situation d’emprisonnement au sein d’un univers hostile et quasi désertique : contraints de demeurer à bord du Nautilus, enjoints à ne jamais le quitter, mais libres d’évoluer au sein du navire et de profiter du pont lors des navigations en surface, bibliothèque et cabinet de curiosités accessibles à volonté, la contemplation des fonds depuis les baies de cristal venant délivrer le regard de sa geôle d’acier. Cent ans avant les récits du Commandant Cousteau et sa Calypso, Jules Verne nous relate les promenades sous-marines en scaphandre avec force détails. Le Nautilus comme métaphore et comme vérité d’une incarcération au cœur d’un zoo où l’homme s’est invité par son ingéniosité technique et sa détermination à dominer toute contrainte imposée par la nature. L’air est confiné, le CO2 étouffe les habitants s’il n’est pas renouvelé à temps, tout concourt à la tension de l’habitabilité en lieu clos : les membres d’équipage font alors preuve d’une abnégation et d’un dévouement presque mutique. A ce sujet épineux pour un roman dit d’anticipation, l’auteur propose jusqu’à une langue, spécifique à cette tribu unique, un Volapük qui inspirera peut-être l’espéranto qui sera conçu vingt ans plus tard. Mais il s’agit là sans doute de la rencontre d’un rêve de langue universelle et d’une utopie technologique au service d’une liberté sans frontières ni nations qui l’entravent, déjà. Un Pidgin techno-politique, en quelque sorte. Avant l’avènement du code, langage aride des machines numériques en réseau ?
Un hymne à la technique, une volonté de puissance sans limites et l’électricité. L’USS Nautilus troisième du nom concrétisera réellement le premier en 1958 le projet du Capitaine Nemo jusqu’à voyager sous la banquise et voguer sous le pôle Nord. Pour l’anecdote, Jules Verne, à l’instar des scientifiques de son temps, pensait que le pôle sud était lui aussi liquide, ce qui donne lieu à de belles pages sur cette mer libre, cernée par les glaces. Ses capacités excèderont toutes les possibilités envisagées, allant même changer la nature de la guerre “froide” engagée entre l’URSS et les USA. Le Nautilus fonctionne à l’électricité à partir d’une conversion chimique dans des piles au sodium qui entraîne alors des mécanismes au moyen d’électro-aimants, là où un sous-marin nucléaire fonctionne à la vapeur d’eau chauffée par une centrale embarquée. D’ailleurs, n’oublions pas que la première centrale nucléaire de production d’électricité civile est issue du premier sous-marin nucléaire militaire. En matière d’innovation techno-scientifique, la guerre d’abord, toujours. Le progrès viendra plus tard. Dans cette perspective stratégique, en France, la CNEXO est crée par le gouvernement du Général de Gaulle en 1967, l’année du lancement du Redoutable, premier sous-marin nucléaire français : l’exploration en vue de l’exploitation des ressources venues de la mer est instituée par l’Etat, comme attribut de sa souveraineté. Après fusion avec l’institut des pêches, l’ISTPM, l’IFREMER prendra la suite, guerre et économie d’abord, arraisonnement toujours. La vitesse comme la puissance qu’elle confère sont célébrées à tout moment du roman : plus vite, plus profond, plus fort pourrait précéder le rêve de Coubertin d’une trentaine d’années, l’exploration comme sport ultime pour gentlemen extraordinaires.
Le début d’une écologie, un rapport inversé à la nature ? A plusieurs reprises il y est question de l’extinction des espèces, toujours pêchées sans tenir compte des délais de reproduction et d’un effondrement de la ressource halieutique. La situation sociale rejoint alors le constat écologique, ici les pêcheurs de perle sont exploités par les colonisateurs, sans perspective d’aucune émancipation ou d’amélioration de leurs conditions de vie, là les peuples des littoraux sont incités à piller pour d’autres, les activités vivrières sont révolues. La notion d’effondrement est abordée dans la visite d’une cité de l’Atlantide que Jules Verne situe du côté des Açores. Là encore, il reprend les traditions gréco-latines qui racontent les luttes des Achéens avec les Pélages venus de la mer, que seule une succession de cataclysmes sismiques pourra défaire. L’idée d’une évolution des températures fatale aux hommes est souvent évoquée, même si il est question là d’un “refroidissement” due à la baisse du feu au cœur du noyau terrestre. Amusant. Dans le même registre, il cite les études du lieutenant de l’US Navy Matthew Maury, qui attribuent au Gulf Stream le rôle de régulateur du climat en Atlantique Nord. Plus étonnant, il invente un canal souterrain naturel sous le canal de Suez en cours de percement, qu’il nomme “Arabian Tunnel”. Flore et faune prolifèrent, avec leurs lots de géants terrifiants, pour donner de quoi frémir à l’imagination des lecteurs. Depuis, les scientifiques ont enfin pu filmer un calamar géant. C’était il n’y a pas si longtemps, au Japon, fin 2015. Nous pourrions également relever un certain biomimétisme dans la conception du Nautilus et il n’est pas anodin que l’animal dont il s’approche est non pas un mollusque mou à coquille mais un mammifère marin seigneur des mers et des grands fonds, le cachalot. Sa taille, ses protubérances dorsales, ses yeux rétractables, les dimensions de sa tête et surtout le spermaceti, cet organe unique qui permet la plongée par changement de densité, font du macrocéphale un modèle enviable. Peut-être la vraie raison pour laquelle Nemo les extermine avec autant de sauvagerie, comme si, chez cet être terriblement ambivalent, tuer ses doubles de chair pouvait lui éviter de regarder son œuvre dans le miroir.
Beaucoup se réclament de son héritage, et nous l’avons vu, à commencer par les sous-mariniers, civils comme militaires. Côté fiction, Pixar et les Studios Walt Disney firent ainsi du Capitaine un poisson-clown trouillard, ce qui termina d’effacer sa mémoire auprès des plus jeunes. Un peu logique, son amie Dory est, elle, amnésique… Des coureurs transocéaniques se disputent aujourd’hui un Trophée Jules Verne qui consiste à partir de Ouessant, faire le tour de l’Antarctique et revenir : ils envisageaient de le boucler en 80 jours comme un tour du monde de Philéas Fogg, aujourd’hui les bateaux terminent en moins de 40 jours. Les solitaires du Vendée Globe pouvaient s’en réclamer en partie tant par leur esprit d’aventure et tant qu’ils devaient s’équilibrer de ballasts pour compenser la surpuissance vélique de leurs machines. Il leur arrive ainsi de passer non loin du point Nemo, ainsi nommé pour sa distance avec les terres les plus proches, dans la région duquel le regretté Gerry Roufs disparût en 1997. Mais aujourd’hui, l’heure est au vol sur plans porteurs (“foils”), un sport de poisson volant pour individus très reliés au monde et très accompagnés. Très auto-centrés sur leurs performances et leur gloire aussi. Mais pour eux il s’agit de voler au dessus de l’eau, pas en dessous. C’est donc ainsi que le nautile, ce mollusque à tentacules qui s’habille d’une carapace qui s’enroule vers l’avant et se déplace par l’expulsion d’un jet d’eau, continue d’être la métaphore ultime pour tout engin sous-marin à ballast. La fiction du Nautilus se concrétise davantage dans l’exploration spatiale contemporaine, où les questions de décarbonation se révèlent cruciales et où l’ennui de longs voyages dans l’obscurité et le confinement posent des problèmes psychologiques non encore résolus. Sur un plan littéraire, le mouvement Steam Punk s’en réclame ouvertement depuis plus d’un siècle. La série télévisuelle “Star Trek”, tout spécialement les deux premières générations avec les capitaines Kirk et Picard à la tête de leur vaisseau “Enterprise”, reprennent bien des caractéristiques de Nemo, du Nautilus et de son équipage, leur relation à la science et leur désir de connaissance porté par la technologie, la vitesse et l’énergie quasi illimitée. Seule différence notable, ils parcourent l’espace intersidéral et le font d’une manière qui peut surprendrait le grand Jules : sans scaphandre mais en pyjama. Un classique de la SF, “Dune” de Frank Herbert et son adaptation démentielle par David Lynch en 1984, portent un propos très pertinent sur la mer, le désert, la rareté de la ressource et leur inhabitabilité, qui empruntent à une esthétique enfantée par Nemo et son Nautilus, des colonisateurs impitoyables jusqu’aux scaphandres et aux monstres démesurés. Plus près de nous, “l’île du Point Nemo”, le truculent et picaresque roman de Jean-Marie Blas de Roblès ne fait pas mystère de sa filiation. Dans la bande dessinée, Les machines et les utopies graphiques de Schuitten et Peters s’y réfèrent explicitement.Nous le voyons, les exemples ne manquent pas.
Sur notre vaisseau Terre tel qu’il est décrit, cartographié et commercialisé aujourd’hui par la Nasa, nous pouvons toujours nous reporter à ce récit pour mieux saisir les constantes mythologiques de notre époque. “Vingt mille lieues sous les mers” documente dans un dépouillement paradoxal sinon a-littéraire, l’anticipation d’une existence individuelle tout entière encastrée dans son moment technique. A bord du Nautilus, tout est utile, à l’extérieur tout est utilisé. Le destin se fabrique à hauteur d’homme dans un élément instable et indomptable, la mer. Comme le dit la devise du capitaine Nemo, quand on vit selon le “Mobilis in Mobile”, à chacun le soin de saisir son moment, son “Kairos”. C’est aussi un roman de possession : passion de la vengeance en premier lieu, qui sous-tend tous les actes de l’équipage du Nautilus, en rupture de ban jusqu’au suicide collectif, emporté dans le maelström originel, ce qui n’est pas sans rappeler les fortunes homériques d’Ulysse, comme une vengeance des dieux anciens. La préoccupation de notre milieu dont nous voudrions nous échapper de peur qu’il nous engloutisse sous un tsunami d’immondices stériles y est anticipée avec humanité. La possession des terres émergées et maintenant des ressources pélagiques ou des gisements sous-marins sont dés cette époque les enjeux d’âpres négociations géopolitiques. Car le commerce gouverne le monde et justifie les guerres que fuient Nemo et ses compagnons, ce monde dont le savoir est asservi, arraisonné par la technique dirait le philosophe. Alors ils s’échappent sur une voie encore plus technique, pour s’abimer chaque jour plus profondément. Et pourtant, leur histoire avait commencé par la défense et la préservation de leur expérience sensible du monde, portée par un amour indéfectible pour les merveilles de la nature, la donnée première. Alors, comme tenus enfermés par ce paradoxe insoluble, interrogeons-nous. Cette quête inextinguible de la liberté individuelle conduirait-elle à un emprisonnement collectif dans des contraintes de plus en plus difficiles à desserrer ? Le Capitaine Nemo serait-il un (anti-) héros qui doute déjà du progrès, qui, quand il s’efforce de le soumettre à ses désirs immenses, le ferait au prix d’une aliénation qui ne peut s’achever sinon dans une spirale sans fin ? Mobilis in Mobile…